Socianalyse
d’une mythologie contemporaine
L’objet du présent article est d’élargir notre réflexion
sur l’identité de la marque. Nous avons déjà proposé de considérer la marque
commerciale comme une mythologie, pour faciliter l’étude de ses
déterminants conscients et inconscients de son univers représentatif[1].
Nous avons ensuite étayé le modèle que nous avions inventé pour définir et
élaborer l’identité d’une marque, à partir des théories de différents
psychanalystes[2]. Nous
voudrions maintenant esquisser des liens possibles entre la marque, d’une part,
et la culture, d’autre part. Les évolutions de l’une et de l’autre
présentent, à notre avis, des mouvements similaires, voire communs.
Nous allons d’abord résumer
brièvement le modèle en lui-même. Nous procéderons ensuite à son élargissement
psychosocial. Enfin, nous caractériserons deux grandes familles de marques,
suivant leur réceptivité ou leur participation aux mutations sociales et
culturelles.
Personnalité de la marque
L’identité de marque est illustrée
par un cercle, pour sa simplicité et sa facilité de représentation. Il s’agit
en réalité de sphères. La sphère
présente l’avantage d’être en analogie symbolique avec les molécules et les
cellules qui constituent les corps vivants[3].
Par ailleurs, le rond est le premier type de trace que dessine l’enfant
qui cherche à représenter sa relation avec son environnement proche et à s’en
différencier petit à petit, en se figurant soi-même[4] :
en se créant peu à peu une identité.
Cette
représentation graphique rend compte de la complexité de l’identité d’une
marque à travers trois sous-systèmes : un noyau, un espace
transitionnel et une écorce en
communication avec le monde extérieur.
-
Le noyau identitaire est
l’essence fondamentale de la marque, c’est la source de l’identité. Il reste
stable à mesure que la marque s’étend vers de nouveaux produits ou de nouveaux
marchés. Il détermine la signification du système et regroupe les
identifiants « essentiels ».
-
L’espace
organisateur est l’élément cohésif de la représentation de la marque, c’est
lui qui assure l’organisation de la représentation. C’est un sous-système charnière qui peut être considéré comme
un champ de forces entre le noyau et la périphérie. Il joue un rôle important pour
la continuité de la marque, il assure la pérennité de l’identité, mais aussi sa
plasticité pour se transformer en fonction des mouvements profonds du marché. Les
valeurs reliantes sont souvent des identifiants communs à plusieurs marques
d’un même secteur et faisant référence au métier.
-
Le système périphérique, constitué de valeurs
« conditionnelles », représente une forme beaucoup plus souple et
évanescente que le noyau. Il intègre de nouvelles informations, liées aux
interactions de la marque avec son environnement. Ce système permet
l’adaptation de la marque au contexte. Il se modifie selon l’évolution des
éléments de la réalité du marché (consommateurs, prescripteurs, journalistes et
concurrents) et selon les mutations culturelles que l’entreprise choisit
d’intégrer aux représentations de la marque.
Dans le cas d’Armani, dont nous avons étudié la
mythologie précédemment, voici ce que nous obtenons :
Identifiants
essentiels (noyau) |
Identifiants
intermédiaires (articulation) |
Identifiants
anecdotiques (périphérie) |
raffinement |
lumière |
délicatesse |
élégance |
sensualité |
fraîcheur |
mystère |
douceur |
rêve |
nostalgie |
intimité |
désir |
sobriété |
authenticité |
simplicité |
Tableau
récapitulatif de la personnalité de la marque Armani[5]
L’élargissement de ce modèle à l’étude des
évolutions sociales nous semble pertinent. A ce stade de nos recherches, nous
pouvons proposer la modélisation suivante.
2. Interactions sociales et évolutions des représentations
(1) Les
transformations sociales majeures naissent de nouvelles relations à
l’intimité : affectivité, sexualité, tendresse… Il s’agit de l’espace du rêve, de la sensation et de l’impression.
(2) Les
évolutions de la sphère intime produisent des prises de conscience, qui se manifestent sous forme de tendances nouvelles au sein de groupes
sociaux d’avant garde.
(3) Les
groupes précurseurs initient des mouvements
culturels de remise en cause de l’ordre social établi, des conventions et
des idéologies : surréalisme,
féminisme, mouvements homosexuels, écologie, commerce équitable…
(4) A
la frange de la société, l’expression des
représentations en transformation et des mythes
émergents prend forme grâce à l’art :
cinéma, bande dessinée, musique… et publicité. Par un retour de l’extimité vers le centre, les nouveaux
modes d’intimité sont confortés (connus, puis reconnus) et peuvent se répandre
dans des couches plus conservatrices de la société.
Grâce à une
analyse conjointe de la représentation sociale et de la représentation de
l’identité de la marque, on voit apparaître un lien fort entre les évolutions
socioculturelles et l’évolution de l’identité d’une marque[6].
Il
semble souhaitable que les mouvements socioculturels puissent enrichir
l’identité d’une marque, si celle-ci veut s’ajuster à son temps.
On
peut repérer un processus d’influence entre les deux systèmes, selon deux
modalités :
-
soit le processus ajustant les deux
représentations se définit de manière successive (diachronie) ;
-
soit leur évolution s’opère mutuellement et
simultanément (synchronie).
3.1 La marque à l’écoute du monde
Dans
ce premier cas, l’expression des flux socioculturels émergents influence la
marque. Particulièrement au niveau des identifiants périphériques, qui
constituent les déterminants évolutifs et directement exposés à l’environnement
de la marque (Air France, Yves Rocher,
Jacques Vabre…). Les autres niveaux d’identifiants peuvent être touchés peu
à peu par « contamination » ou osmose.
La marque intègre à ses identifiants périphériques les expressions émergentes exprimées et représentées notamment par l’art. A ce stade, il s’agit de changements facilement acceptés par les individus. La marque restitue cette intégration par le biais de sa communication, publicitaire par exemple.
3.2 La marque créatrice de nouveaux univers
Dans ce deuxième cas,
les deux représentations évoluent en même temps :
(1)
L’entreprise prend conscience des signes précurseurs d’une dynamique sociale et
fait évoluer les identifiants contextuels de la marque.
(2)
Les mouvements culturels de remise en cause des consensus favorisent la
transformation des valeurs reliantes de la marque.
(3)
La confirmation d’une tendance majeure entraîne l’enrichissement des
identifiants fondamentaux de la marque.
(5)
En retour,
les transformations de l’identité de la marque, par différentes formes
d’expression (produit, service, publicité, relations de presse, mécénat…),
confirment et confortent les mutations sociales et encouragent les nouveaux
horizons culturels.
3.3
La réalité est nuancée
Ces
deux cas sont extrêmes : la mutation des deux systèmes peut se faire de
façon modulée ou avec de légers décalages. Suivant le mode de transformation de
l’identité de la marque en relation avec l’évolution des représentations
sociales, il est possible de repérer les potentialités innovatrices de la
marque et sa participation aux mutations sociales et culturelles.
A partir de la narration d’une mythologie
particulière à chaque marque, l’équipe communication de l’entreprise peut
approfondir la définition de la personnalité de la marque grâce à un modèle
simple et évolutif à trois niveaux. L’élaboration efficace du positionnement de
la marque en sera grandement facilitée. Il sera alors possible de décliner un
marketing mix élargi[7],
déroulant sept variables complémentaires, autour d’une réalité centrale :
l’identité sensorielle de la marque.
Les nouveaux mythes naissent de
la création artistique, y compris publicitaire, et sont le reflet des
mouvements intimes de la société. Ces valeurs qui surgissent sont révélées par
des groupes précurseurs. Elles se retrouvent pas à pas dans la périphérie de
l’identité de la marque, qui les reflète. A leur tour, les tendances émergentes
sont peu à peu intégrées aux identifiants organisateurs de la marque, communs à
l’ensemble du secteur.
Ainsi, l’équilibre dynamique de
l’identité de chaque marque est en étroite relation avec les évolutions
socioculturelles. Malgré ces bouleversements, la marque conserve des
caractéristiques fondamentales qui perdurent avec le temps et qui en font un
pôle stable sur le marché. De fait, les représentations médiatisées de la
marque deviennent des référents culturels, au même titre que d’autres
productions artistiques. La marque serait-elle un nouveau repère social ?
Nos recherches présentes semblent le confirmer.[8]
[1] S. Tomasella, Vers une psychanalyse de
la marque et de ses expressions, Nice, UNSA, 2002.
[2] S. Tomasella, Consommer la marque, Nice, Centre d’Etudes sur la Marque (CEM), 2003.
[3] Nous avons confirmé la validation de ce
modèle en le confrontant à la réalité structurelle physiologique corporelle de
l’être humain (ectoderme, mésoderme, endoderme), mais aussi à plusieurs
théories psychanalytiques : Freud, Tisseron, Torok & Abraham. Voir S.
Tomasella, Consommer la marque, op.
cit.
[4] Cf.
les travaux de Françoise Dolto, Donald W. Winnicott et Serge Tisseron.
[5] S. Tomasella,
op. cit., 2002.
[6] Je remercie vivement Camille Picoulet et
Fanny Rocca pour leurs apports ayant facilité l’élaboration de cette troisième
partie, dans le cadre de nos recherches au CEM. Cette coopération a permis la
rédaction commune d’un ouvrage à paraître : Donnez du souffle à votre
marque.
[7] S. Tomasella, 2002. Nous présentons le
marketing mix élargi (5p 2i), ses motivations, ses modalités et ses
implications, dans Nouveaux visages du
marketing, à paraître.
[8] Voir S. Tomasella, Virtuels, adolescences, publicités, Adolescence, Paris, GREUPP, mars 2004.