Virtuels, publicités, adolescences

(Les marques)

Parmi les mouvements culturels pris en sympathie par les adolescents, se trouvent les " marques ", dénominations commerciales, imagées et sociales, d’entreprises marchandes.

Il est possible de poser l’hypothèse selon laquelle, tout comme l’image, et la mythologie dont elle pourrait être l’équivalent contemporain, la marque " est à la fois un objet et une relation ". Cela bouleverse la perspective de son étude, particulièrement en ce qui concerne les liens que les adolescents entretiennent avec elle.

En reprenant les développements de Serge Tisseron sur les fonctions de l’image, il semble intéressant de formuler ce qui en découlerait pour la marque.

Loïc, 21 ans, affirme : " Quand j’achète ou quand je porte des fringues Ralph Lauren, j’ai l’impression de voyager, de partir pour les grands lacs américains. Je vois une forêt, la neige partout, une brume légère, un chalet au bord de l’eau, une barque. Je peux rêver, m’évader. Je me sens bien. "

" Tu vois, on aime les polos Lacoste dans la cité. C’est clair, tu fais ta petite frime avec, tu te dis t’es chébran, mais pour moi, et pour mes potes c’est pareil, je pense aussi au crocodile. Comme le lézard, ça représente la clairvoyance. C’est dans mes fibres. Je pense au marabout du village de mes parents. C’est eux qui racontent ça, mais c’est en moi. J’y tiens, je veux que ça se voit aussi. " lance Cheikh, 17 ans.

Sophie, 18 ans, apprentie esthéticienne : " Y a des marques que tu manges, d’autres tu les portes, y en a que tu mets sur ta peau, ou que t’as dans la peau (rires)… Ton corps bouge avec, tu vis avec tes marques. "

Cédric, 22 ans, étudiant en sciences économiques, se souvient : " C’est sûr que, pour se faire accepter par un groupe, lorsqu’on est nouveau, on essaie de faire comme eux, les mêmes fringues, le langage aussi. Quand on grandit avec une bande de copains, ça se fait tout seul. On a sa façon de parler, ses blagues, ses petites habitudes. Les disques, les fringues, on se les refile, on se donne des tuyaux pour trouver la bonne musique ou pour payer moins cher. On partage des choses fortes, on a des goûts en commun. Par exemple, on aime tous plus ou moins le même genre de films. Comme on est un groupe de mecs, on fait nos petits machos, ça nous rassure, mais ça va pas plus loin… C’est pas facile d’intégrer un groupe si les repères sont différents. Chaque groupe a ses propres marques."

Emma, 19 ans, élève infirmière, affirme : " Lorsque tu portes les mêmes marques que tes copines, tu peux plus facilement faire partie du cercle. Bien sûr, chacune cherche à se détacher du lot, mais c’est par des détails.[…] Le matin, quand je me prépare, je suis déjà avec elles, je pense à elles en me lavant, en m’habillant, en me maquillant. Je suis là, chez moi, et en même temps déjà plus tard, à l’école avec le groupe. On partage ces moments sans être ensemble parce qu’on utilise les mêmes marques. On s’en parle, on essaye… C’est un jeu. C’est sympa. "

En fait, pour E. Lévinas, il y aurait dans le besoin autre chose qu’un manque. Selon lui, le besoin naît d’un malaise qu’il signale et qui demande à être levé. Ce n’est pas d’une satisfaction que se dénoue le besoin, mais d’une délivrance, qui apporte détente et plaisir : une sortie de l’être, un dépassement de soi. Bref, une évasion.

Peut-être que ce malaise profond, que l’adolescent traverse et tente de dépasser, serait celui de la crainte d’être abandonné en réponse à ses velléités d’indépendance. Les mises en scène que permettent le choix et l’utilisation de telle ou telle marque (vêtements, chaussures, cosmétiques, parfums, jeux, livres, disques notamment) pourraient aussi avoir des fonctions de contenance et de transformation (d’auto-création) particulièrement importantes pour l’adolescent en mouvement rapide de " croissance humaine ", et aux prises avec de vives demandes de reconnaissance…

Ainsi, en quoi la marque serait-elle virtuelle ? Ses différentes virtualités pourraient déjà être résumées comme suit :

  1. La marque est virtuelle par ses potentialités métaphoriques : elle propose, à travers ce qu’elle exprime et ce qu’elle permet d’exprimer de soi, une médiation symbolique à la fois poétique, sur le mode du rêve, et sociale, empruntant les divers chemins des échanges culturels.
  2. La marque fonctionne comme une mythologie, dont on peut supposer qu’elle a la même fonction pour la société que le rêve pour l’individu : elle est autant le fruit des rencontres des fantasmes et des imaginaires de ses créateurs et des publicitaires, que celui de la rencontre des légendes personnelles et sociales projetées sur elle, son image ou son utilisation, par ses consommateurs ou ses admirateurs.
  3. La marque est une enveloppe évolutive d’espaces multiples parfois entrecroisés : espace grégaire (le groupe qui la valorise), espace personnel (l’individu qui la choisit) ; espace intersubjectif (les interactions à l’intérieur du groupe par rapport à telle ou telle marque) ; espace intrapsychique (les échanges de soi à soi en fonction d’une ou de plusieurs marques) ; espace relationnel (les liens entre soi et son environnement nourris ou soutenus aussi au travers des marques élues) ; espace intime (lieu singulier et secret des rencontres les plus proches à soi-même et les plus exposées).
  4. La marque existerait comme réserve de temps condensés, déplacés ou dilatés : cohabitent des sentiments ou des souvenirs relatifs à l’enfance, plus ou moins éloignée, avec les contraintes, les réalités, les attentes et les projets de l’adolescence, entre hier et demain.

 

Ce que les publicités ne disent pas : comment leurs virtualités interpellent l’adolescent  ?

Grâce à sa propension à s’envelopper d’images pour se sentir contenu, porté et transporté, l’être humain - l’adolescent, particulièrement, en transit entre enfance et âge dit adulte – peut tâcher de développer ses potentialités créatrices. Le goût des adolescents pour les marques relève aussi de la mythologie qu’elles véhiculent, mythologie que l’on peut concevoir aussi comme un corps d’images, une enveloppe, particulièrement précisée et entretenue par le biais de la publicité. L’adolescent d’aujourd’hui est très à l’aise avec les publicités, qu’il sait souvent regarder avec distance. Il cherche dans la publicité un support pour alimenter ses rêveries, ses fantaisies, ses récits ou même ses diverses mises en scène du quotidien.

Alban, 17 ans, en terminale, lance : " Le matin quand j’arrive au lycée, si j’ai eu le temps de regarder la télé, je parle du film de la veille avec les copains. Comme j’ai trop de travail, souvent j’ai le temps de voir la pub et c’est tout. Là, c’est l’éclate, je m’amuse, je vois leurs tuyaux gros comme des maisons. Y a des pubs tellement bidon, et puis y en a qui sont vraiment drôles ou qui te font sourire, qui te touchent. Ce qui compte, c’est pas la pub, c’est pas ce qu’elle veut te vendre, c’est ce qu’elle te dit, ce que tu fais avec. […] On en discute entre potes. Moi, j’aime la pub, c’est pas que ça va me faire acheter plus un truc, mais c’est une distraction, je me sens bien quand je regarde et c’est comme une récré. La pub s’est un univers que j’aime bien, ça me donne des idées. C’est comme une bulle… "

Le mythe, ensemble d’images partagées ou à partager, peut se traduire aussi comme une virtualité pleine de promesses, une enveloppe qui faciliterait l’élaboration des questionnements tissant la trame du groupe et les liens des adolescents réunis en tribus. La mythologie serait alors un espace potentiel dont l’adolescent, en relation avec ses semblables, pourrait disposer pour entrer en jeu avec soi-même et eux-mêmes. Les objets du groupe, chargés de sens, autant que ses idées ou ses croyances, ses mythes, prendraient alors le relais des peluches ou chiffons de l’enfance, comme objets transitionnels, à chaque fois de passage…

Ainsi, cet âge de transition serait sensible aux promesses de la virtualité, à partir de plusieurs conceptions possibles de cette notion :

De fait, l’adolescent se choisirait soi-même des tutelles nouvelles ou de substitution : telles, par exemple, les marques et les publicités qu’elles communiquent.

Voilà qui confirme les recherches de Serge Tisseron :

Ce sont ces virtualités de contenance et d’élaboration que recherchent le plus les adolescent(e)s, autant celles et ceux qui s’expriment dans le cabinet du psychanalyste, que celles et ceux qu’il interroge sur leurs lieux de vie : trouver en eux, pour eux, autour d’eux, des moyens (objets, idées, images, sensations…) qui les enveloppent, les soutiennent, les transportent et favorisent leurs évolutions. Si les jeux vidéos, les séries télévisuelles ou les émissions de " téléréalité " en font partie, entre autres, les adolescent(e)s façonnent ainsi leur quotidien à partir des multiples expressions des marques, dont la publicité.

D’abord, les publicités, au travers d’espaces potentiels, de symbolisation et d’élaboration, leur parlent d’eux-mêmes, leur permettent de créer, d’entretenir les liens entre leur(s) corps et leur(s) langage(s).

Ensuite, dans leur écart à la réalité, les publicités les aident à explorer les décalages entre les représentations du monde et le monde lui-même, à soutenir la réflexion, distance dynamique de la pensée par rapport au corps, qu’elle enveloppe et transforme, autant qu’elle est enveloppée et transformée en retour.

Enfin, ces publicités facilitent pour l’adolescent les transitions avec ses groupes d’appartenance et de référence, ainsi que les allers retours avec la culture. Il devient acteur au sein des flux de création et d’expression de la civilisation, trouvant ainsi sa place singulière, pas à pas, dans le corps social.

 

L’adolescence : symbolisation de reviviscences des premières années ?

Dans ses essais sur la sexualité, Freud voyait la puberté comme l’âge où se remettaient en jeu les forces pulsionnelles de la sexualité infantile, endormies durant la phase de latence. Certes, le psychanalyste contemporain constate le raccourcissement de cette phase de repos qui clôt l’enfance. Toutefois, il repère aussi combien l’adolescence est souvent ce passage où surgissent sous un nouveau jour les questionnements de la petite enfance. Le grand dynamisme de la période pubertaire permettrait l’élaboration physique, sensorielle, sexuelle, imagée et verbale, de ces questionnements remis en scène dans les relations extra familiales, cette fois, plus particulièrement dans la relation au groupe, à l’ami(e) confident(e) et, dans une moindre mesure, malgré les apparences, dans les essais de relations amoureuses ou plus délibérément érotiques.

Ce sont les virtualités en sommeil, laissées pour conte, légendes infantiles, qui sont alors activées, pour être, non seulement comprises (intégrées), mais aussi, lorsque c’est possible, réalisées dans le champ social. La publicité en particulier, et de façon plus vaste les productions culturelles, comme la bande dessinée ou le cinéma, facilitent l’exploration de ces mythologies personnelles, de ces rêves, qui ne sont pas mensonges, loin de là, pour l’adolescent, mais corps ou tissu d’images, éclairant le chemin de son incarnation humaine, engagée, sociale. Cette incarnation, vouée à l’indépassable finitude, demande la mise en œuvre des désirs, des vœux et des pulsions dans une forme " cultivée ", parfois uniquement virtuelle (i. e. sublimée), que l’autre peut percevoir, accepter et, parfois, partager ou valider.

Dernière forme de virtualité à laquelle peut faire penser l’adolescence : les virtualités des sexuations et des sexualités. Cette période de passage étant de plus en plus longue, le maintien partiel et momentané des ambivalences productives s’allonge aussi. S’il n’est pas facile de se poser comme femme ou comme homme, s’il est tout aussi complexe de vivre ses potentialités masculines et féminines, le destin anatomique entravant les velléités de se vouloir potentiellement complet, l’acceptation d’une orientation sexuelle définie n’est pas aussi évidente qu’on le croit et les angoisses qu’une telle problématique génère demeurent longtemps après la puberté. Il serait possible de poser l’hypothèse selon laquelle les publicités de parfums destinés aux " jeunes ", telles Calvin Klein, Emporio Armani, Lolita Lempika, Cacharel… ne présentent pas seulement de jeunes hommes et femmes très peu spécifiés quand à leur sexuation et leur sexualité par " perversion pédosexuelle " des créateurs et des publicitaires, mais plutôt que cette quasi indifférenciation, comme écho des questionnements des adolescents, leur permet d’élaborer ce mouvement qui laisse certaines potentialités derrière soi, pour confirmer et épanouir celles qui peuvent alors se préciser.

 

 

saverio tomasella

© Adolescence, Paris, GREUPP, mars 2004

 

 

 

Bibliographie

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Le nouvel esprit scientifique (1937), Paris, PUF, 1973, 184 p.

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Delaroche, Patrick

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Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Paris, Gallimard, 1987, 215 p.

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Le féminin : un concept adolescent ?, Paris, Erès, 2001, 188 p.

Lévinas, Emmanuel

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Mélèse, Lucien

La psychanalyse au risque de l’épilepsie, Paris, Erès, 2000

Tisseron, Serge

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Y a-t-il un pilote dans l’image ?, Paris, Aubier, 1998, 176 p.

Petites mythologies d’aujourd’hui, Paris, Aubier, 2000, 268 p.

L’intimité surexposée, Paris, Ramasay, 2001, 181 p.

Tomasella, Saverio

Vers une psychanalyse de la marque et de ses expressions, Nice, UNSA, 2002.

Consommer la marque, Nice, UNSA, 2002.

Winnicott, Donald

La nature humaine (1954), Paris, Gallimard, 1988, 219 p.

L’enfant et le monde extérieur (1957), Paris, Payot, 1972, 182 p.

Jeu et réalité (1971), Paris, Gallimard, 1975, 212 p.

 

 

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Résumé

Virtuels, publicités, adolescences

L’un des phénomènes culturels au croisement des interrogations sur le virtuel et sur l’adolescence pourrait être l’engouement pour les marques.

Peut-on poser l’hypothèse selon laquelle, comme l’image, la marque, équivalent contemporain de la mythologie, serait à la fois un objet et une relation ? Cela modifierait la perspective de son étude, particulièrement en ce qui concerne les liens que les adolescents entretiennent avec elle.

Mots clés : mythe, image, relation, enveloppe, transformation.

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Summary

Virtuality, advertising, adolescence

Addiction to brands could be one important current cultural phenomenon concerning virtuality and adolescence.

Could the brand, as well as the picture, and mythology, be at the same time an object and a relation ? It would transform its perspective of analysis ; particularly about the links teenagers maintain with brands.

Kee words : myth, picture, relation, envelope, transformation.

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Virtuales, publicidades, adolescenias.

Uno de los fenòmenos culturales a la cruce de las interrogaciones a cerca del virtual y de la adolescencia podrìa ser el entusiasmo por la marca.

? Podemos suponer que, como la imagen, la marca equivalente contemporàneo de la mitologìa serìa a la vez objeto y relaciòn ? Eso cambiarìa la perspectiva de su estudio, especialmente en lo que se refiere a los vìnculos que los adolescentes sostienen con ella.

Palabras-claves : mito, imagen, relaciòn, cubierta, transformaciòn.