La métapsychologie et ses développements

 

La métapsychologie, ou « au-delà de la psychologie », donc du conscient, est un vocable créé par S. Freud en 1895, au moment où il « invente » la psychanalyse.

 

« Sigmund Freud prend une décision en quelque sorte historique : inventer un mot – ’’métapsychologie’’ - pour donner un nom à la théorie fondamentale de la psychanalyse. »

Paul-Laurent Assoun, La métapsychologie.

 

La métapsychologie désigne la théorie de l’inconscient, donc toute la conceptualisation de la psychanalyse. Freud parle de « réalité suprasensible », d’enfant-problème », de « sorcière », de mythologie : autant de termes qui expriment la difficulté de la tâche. Comment est-il possible de transcrire ce qui n’est pas conscient, au moins de prime abord ? La métapsychologie est, par nature, une réflexion en cours, dont la vocation est d’essayer de théoriser ce que la pratique quotidienne apprend aux psychanalystes.

 

Les réflexions métapsychologiques s’articulent dès l’origine autour de questions centrales comme l’inconscient, avant tout, mais aussi le deuil, l’identité, la pulsion et ses destinées, le refoulement, le rêve - donc le vœu, puis le désir -, la mélancolie et la mort

 

Pour être métapsychologique, donc psychanalytique, un concept demande à être déployé selon trois axes au moins…

-         La dimension topique ou la localisation intérieure, le « lieu » d’origine. Le phénomène observé est-il inconscient, préconscient, conscient ? Exprime-t-il une pulsion du ça, une identification du moi, une réprobation du surmoi ? Dévoile-t-il une idéalisation de soi-même ou un idéal de vie ?

-         La dimension économique ou la question des « investissements » engagés. Quelles sont les quantités d’affects mises en jeu ? Quelle est l’intensité de la pulsion ? Quelle est le degré de l’implication personnelle dans telle situation ?

-         La dimension dynamique ou les forces en conflit. Quels sont les mouvements intérieurs et leurs orientations ? Quels sont les processus à l’œuvre et leurs interactions ? Annulation, empêchement, intrication, opposition, renforcement ?

Toutefois, il est possible d’ajouter deux autres dimensions :

-         l’éthique, qui est autant choix et engagement du sujet, que disposition humaine, donc universelle, et qui demande à interroger les intentions sous-jacentes pour chaque phénomène observé ;

-         la relation avec l’environnement, fondamentale pour le nourrisson qui dépend complètement de son entourage, mais aussi pour toute personne vivant avec d’autres individus, donc en interactions avec eux et avec son milieu…

 

L’édifice originel de la métapsychologie freudienne a été complété, développé, enrichi.

 

« Nous déclinerons l’obligation d’atteindre d’emblée une théorie

bien lisse et se recommandant par sa simplicité. »

S. Freud, « L’inconscient » (1914).

 

La question de l’inconscient, et de sa relation au préconscient et au conscient, est centrale dans l’édifice freudien[1]. Tout aussi centrale, et plus encore fondamentale, est la deuxième formalisation de « l’appareil psychique »[2]. Une troisième problématique existe : celle de l’articulation entre impression et expression, ressenti et représenté, ce long chemin qui part de la sensation pour arriver à la pensée, c’est-à-dire l‘ensemble des processus de représentation ou de métabolisation de l’information.

 

La pensée psychanalytique est d’autant plus créative qu’elle propose des conceptualisations ouvertes et souples. Par exemple, Sandor Ferenczi, Donald W. Winnicott ou Maria Torok proposent une réflexion théorique articulée à la clinique, qui accepte le chaos de l’élaboration psychique, sans défenses, sans résistances et sans pré-supposés.

 

« L’association libre qui révèle un thème cohérent est déjà affectée par l’angoisse. La cohésion des idées est une organisation défensive. […] Le non-sens organisé est déjà une défense, tout comme le chaos organisé est le déni d’un chaos. »[3]

 

La poussée vers la symbolisation est un mouvement d’élaboration propre à la vie humaine : la pensée naît de la rencontre du corps et de la relation (à soi, au monde et à autrui), par et dans le langage[4].

 

Compétant ces processus, il est possible de concevoir un « espace de subjectivation », où, par des mouvements psychique fluides, le sujet en devenir tente une mise en forme particulière, une mise en œuvre personnelle, de sa pensée.

 

Dans l’ensemble de la littérature psychanalytique freudienne et postfreudienne, il est possible de trouver, quatre types de processus dits « psychiques » :

 

·         Originaire (o) :

Les « processus originaires » désignent, dans l’œuvre de Piera Aulagnier, les premiers mouvements de représentation chez le nourrisson. A partir de sa relation au monde qui l’entoure, à l’environnement dans lequel il vit, le bébé va peu à peu imager-symboliser ses premiers ressentis perceptifs. Par exemple, le plaisir et le déplaisir, le vide et le plein, le besoin et la satiété, le dedans et le dehors (soi et hors-soi)… Il le fera à l’aide de « pictogrammes ». Chaque pictogramme correspond à un éprouvé particulier, telle une gamme chromatique des sensations mises en « icônes », comme des premiers symboles intérieurs.

Un pictogramme est engendré par « effet de spécularisation ». « Un représenté se donne à la psyché comme une représentation d’elle-même : l’agent de la représentation voit dans son travail un ouvrage autonome ; il y contemple l’engendrement de sa propre image. »[5]  De ce fait, tout pictogramme est à la fois le « représenté » (l’objet métabolisé en un symbole correspondant) et le « représentant » (la fonction qui permet l’activité de représentation).

Un pictogramme se construit uniquement à partir d’une information sensorielle, il est le médiateur sensitif, et contenant, d’un vécu corporel.

 

·         Primaire (1) :

Selon Freud, les processus primaires appartiennent au système inconscient.  L’énergie psychique qui les sous-tend est libre, ou non liée, facilitant le passage spontané d’une représentation à une autre, par condensation ou déplacement. Ces processus seraient sous l’influence de ce que Freud nomme « principe de plaisir ».

Il écrit en 1915 : « Les mots sont condensés et transfèrent sans reste, les uns aux autres, leurs investissements par déplacement. »[6]

Pour Piera Aulagnier[7], les processus primaires, qui concernent surtout les « représentations de chose », seraient de l’ordre du fantasme.

 

·         Secondaire (2) :

D’après Freud, les processus secondaires dépendent du système préconscient-conscient. L’énergie est dite « liée ». Les mots sont articulés entre eux par un déploiement de signification, élaborée par la pensée. Les représentations bénéficient d’une certaine stabilité, du fait d’une satisfaction reportée à plus tard, par une prise en compte (au moins partielle) du « principe de réalité ».

Piera Aulagnier[8] situe, dans les processus secondaires, la capacité d’émergence de ce qu’elle appelle le « Je » : expression du sujet dans le champ des « représentations de mot » et donc du langage. Ce serait le domaine de l’énoncé.

 

 

·         Tertiaire (t) :

André Green propose en 1972[9] le concept de processus tertiaires, pour dépasser une limitation de la théorie freudienne, devenue pour beaucoup une « impasse clinique ». D’après Green, en proposant comme visée à la cure psychanalytique de transformer les processus primaires irrationnels et inconscients en processus secondaires rationnels et conscients, Freud a poussé la psychanalyse du côté de l’intellectualisation et de la mentalisation, desséchantes, compromettant les possibilités de guérison et d’épanouissement du patient. A son avis, la psychanalyse cherche plutôt à développer les processus tertiaires, ou intermédiaires, qui permettent un va et vient élaboratif fluide entre les processus primaires et les processus secondaires[10].

En lien avec le langage, ils constituent ainsi un ensemble de transitions et de transformations caractéristiques de la mobilité psychique, qui favorise la créativité, le jeu et l’invention.

 

Ces principales formes de processus de représentation s’effectuent au sein d’un espace en soi, une aire (immatérielle, donc subtile) de mise en forme de la pensée.

 

·         Espace de subjectivation (s) :

L’espace de subjectivation[11] peut être défini comme le lieu interne de formalisation, subjective donc singulière, de la représentation, qu’elle soit de type pictogrammique, primaire, secondaire ou tertiaire. S’il est vrai que tous les processus de représentation du vécu personnel sont à l’œuvre dans l’expression de la subjectivité, ils nécessitent une matrice dans laquelle ils peuvent prendre place, prendre corps et être élaborés, pensés, sous toutes les formes de la symbolisation (verbale, imagée, sensori-motrice[12]). Cette matrice, enveloppe et contenant, c’est le corps du sujet : non pas tant le corps réel, mais le corps vécu, i.e. le corps pris dans la relation[13] aux autres et à l’Autre[14] ; corps imaginaire[15] certes, mais surtout corps senti et imagé, en cours de symbolisation dans et par le langage humain : parole partagée, échangée ; transmise et restituée (déformée-reformée : reformulée)[16].

 

L’espace de subjectivation serait ainsi un espace suspensif, spéculatif, réflexif…

 

-          Suspensif, puisque pour penser il est nécessaire de se retirer, de prendre de la distance ou du recul, de se poser, de se tenir hors temps (hors champ).

 

-          Spéculatif, car spéculer c’est méditer, étudier, mais aussi se mettre en miroir. Le passage par le spéculaire est le moment constitutif de l’enfance qui permet la naissance du moi (c’est-à-dire principalement la pensée sur soi-même) et la construction du « Je »[17].

 

-          Réflexif, du fait que le « moi pensant » se réfléchit dans l’autre, façonne l’image de lui renvoyée par autrui : la pensée fait retour sur elle-même par des mouvements de va et vient introspectifs et rétrospectifs.

 

 

 

Voici deux schémas récapitulatifs des phénomènes de représentation.

 

 

schéma 1

 

 

Passages du pictogramme à l’énoncé :

relations entre les différents processus psychiques

(aspects économiques et dynamiques)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


§      Les processus tertiaires ou transitionnels (t) permettent :

-       le passage d’une fonction à l’autre (originaire, primaire ou secondaire) ;

-       la transformation d’un processus d’un certain type en processus d’un type différent (pictogramme, fantasme, énoncé).

 

§      Chaque fonction s’appuie sur un fonctionnement :

-       le pictogramme sur la sensation,

-       le fantasme sur l’image,

-       l’énoncé sur la parole.

 

§      L’aire de symbolisation, ou espace de subjectivation, est le creuset énergétique (pulsionnel et libidinal) de l’ensemble de ces transformations.


 

schéma 2

 

 

Topologie et intégration des différentes instances de représentation

au sein de l’espace de subjectivation

 

 

a)     Les trois différents centres de représentation (originaire, primaire, secondaire) sont reliés entre eux et s’interpénètrent.

 

b)     Ils se situent et interagissent au sein d’un espace transitionnel interne (t), lui même au cœur de l’espace de subjectivation (s).

 

 

 

(a)

 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 


Cette conceptualisation des phénomènes de pensée qui assurent la traductibilité des ressentis en représentés, et vice versa, soutien l’écoute du psychanalyste tout au long de chaque séance. Elle facilite également l’approche et l’étude des fantaisies, des mythes, des rêves, etc., autant que de toute création artistique, en gardant à l’esprit ce souhait de Piera Aulagnier :

 

« Certitude et savoir se différencient au nom de la questionnabilité de leurs énoncés respectifs : la  première refuse cette mise à l’épreuve, le second l’accepte, fût-ce malgré lui. Il reste à espérer que le questionnement de, par et sur la psychanalyse puisse continuer. »[18]

 

 

 

 

© Saverio Tomasella(2002) ; © CEM (2005).


 



[1] Système perception-conscience. Première topique : S. Freud, Projet de psychologie scientifique, 1895, et L’interprétation du rêve, 1900, chapitre 7.

[2] Seconde topique (ça, moi, surmoi), dès 1920 : S. Freud, Le moi et le ça, 1923. Sur le lien entre les deux topiques, voir par exemple, Abrégé de psychanalyse, PUF, Paris, 1958, chapitre 4.

[3] D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Gallimard, Paris, 1975, page 79.

[4] « Si vous avez la chance de trouver à côté de vous quelqu’un avec qui vous avez une langue commune, vous pourrez échanger vos impressions, lui demander conseil, vous réconforter ; si vous ne trouvez personne, votre langue se dessèche en quelques jours et, avec la langue, la pensée. », Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, Paris, Gallimard, 1989, pages 91 et 92.

[5] Piera Aulagnier,  La violence de l’interprétation , Paris, PUF, 1975, page 48.

[6] S. Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.

[7] P. Aulagnier, opus cit., page 48 et suivantes.

[8] Idem.

[9] Voir André Green,  « Notes sur les processus tertiaires », 1972, ainsi que Le discours vivant, Paris, PUF, 1973,  et Le langage dans la psychanalyse, Paris, Les Belles Lettres, 1984.

[10] Cf. les « phénomènes transitionnels » chez Winnicott, par exemple dans Jeu et réalité, op. cit. Voir également la description claire qu’en donne S. Tisseron, Y a-t-il un pilote dans l’image ?, Aubier, Paris, 1998, pages 30 à 34.

[11]  Cf. « l’appareil à penser les pensées » de W. Bion.

[12] Cf. les trois grandes formes de symbolisation proposées par S. Tisseron, voir aussi plus loin.

[13] Cf. l’idée d’une « image inconsciente du corps » proposée par F. Dolto, Au jeu du désir, Seuil, Paris, 1981 et L’image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1984. Voir également l’ouvrage collectif sous la direction de Willy Barral, Françoise Dolto, c’est la parole qui fait vivre. Une théorie corporelle du langage., Gallimard, Paris, 1999.

[14] L’Autre, pour J. Lacan, appelé « grand autre », est le « trésor des signifiants » du sujet. Ce serait l’ensemble des constituants symboliques, des identifiants, qui le déterminent. Il appartient au champ du langage. Lacan disait, par exemple : « L’inconscient, c’est le discours de l’Autre. »

Pour une extension de la réflexion sur l’Autre en et hors de la psychanalyse, on pourra se reporter à L’Autre, Lacan(s) et Dieu, de Philippe Asso, séminaire de psychanalyse, Recherches Freudiennes, IUFM de Nice, 23 février 1999.

[15] Cf.  Sami-Ali, « Corps réel, corps imaginaire », Dunod, Paris, 1998.

[16] De son côté, Philippe Réfabert présente cette matrice comme « transitionnelle », entre la mère (le père ou tout autre figure tutélaire primordiale) et l’enfant. Voir De Freud à Kafka, Calmann-Lévy, Paris, 2001. Par exemple : « Comment la mère ajuste-t-elle les multiples langages qu’elle tient à l’enfant ? Pour le penser, nous avons émis l’hypothèse d’une matrice psychique transitionnelle qui préside à la reconnaissance de l’enfant. La mère re-connaît dans la réalité l’enfant qu’elle a perçu dans ce miroir psychique et onirique, qu’est l’enfant de son rêve. C’est sur cette matrice qu’elle se guide pour s’ajuster à son enfant, et c’est par cette médiation que l’enfant reconnaît les émotions et les sensations qu’il éprouve. » (pages 61 et 62). Cette matrice serait paradoxale : à la fois continue et discontinue : « champ transitionnel où un objet peut être à la fois intérieur et extérieur, subjectif et objectif, bon et mauvais, et, surtout, actif et passif. » (page 125).

[17] Cf. J. Lacan, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, « Ecrits », Seuil, Paris, 1966.

[18] Piera Aulagnier, La violence de l’interprétation, PUF, Paris, 1999,  page 22.