L’émergence des consommactions 

Etude sur les évolutions contemporaines de la relation à la marque

Marcel Saucet, Saverio Tomasella

 

Dans toutes les économies occidentales, l’offre des produits grandit plus vite que leur demande : le succès des ventes est lié à la marque.

L’étude du consommateur s’examine d’un point de vue américain (instrumental), scandinave (les services) ou latin (la relation). Ce dernier est résolument sociologique, tant dans l’analyse (notions de " tribus ", individualisation des comportements, tendances sociétales …) que dans les réponses aux changements des consommateurs (marketing interactif …). Cette " école " s’appuie sur des travaux de philosophes, de sociologues, d’économistes et de psychanalystes.

Cet article s’adresse aux managers et aux universitaires, soucieux de comprendre le consommateur actuel qui est la clé des réussites de lancement de produits et de progression des chiffres d’affaires.

Aussi, il tente de répondre à la question suivante : quelles sont les évolutions actuelles de la société, utiles aux services mercatiques qui souhaitent développer des marques à visages humains ?

Nous étudierons dans une première partie, l’apparition d’une société de client(e)s actrices et acteurs de leur consommation (les consommacteurs). Dans une seconde partie, nous analyserons les réponses apportées par les entreprises.

 

1 – Un nouveau consommateur, acteur du marché : le consommacteur

Depuis la fin des années 1990, les sociologues considèrent que nous vivons dans une société " postmoderne "

1.1 Postmodernité

Ce concept de " postmodernité " repose sur le constat d’une société sans idéologie dominante, caractérisée par la pluralité des valeurs et des styles.

La société post moderne ouvre le début d’une ère nouvelle : le patriarcat recule face à l’émergence des courants féministes et homosexuels. Les individus accordent moins d’importance à la force et à l’apparence virile, qui furent le fondement idéologique de la société moderne. Ces changements font naître trois nouvelles attitudes, représentatives de notre époque.

La spontanéité

Les mœurs ont basculé du côté de la personnalisation. L’air du temps est à la différence, à la fantaisie, au décontracté. Le standard et l’apprêt n’ont pas bonne presse. La culture post moderne est celle du ressenti et de l’émancipation individuelle. Elle touche toutes les catégories d’âge et de sexe.

Ce règne de l’expression invite chacun à chercher sa vérité, à être responsable de sa vie. Le sujet se teste, s’observe et se retrouve seul à décider de son identité esthétique, affective, physique, érotique, etc. Rarement l’individu a été autant mis en valeur, sollicité dans un environnement social ouvert, pluriel, qui prend en compte les désirs de chacun et fait sauter les dernières barrières.

Le narcisme

Chaque génération a sa figure mythologique. Narcisse est le symbole du temps présent. Pour comprendre ce regain d’intérêt pour le narcisme, il convient de revenir à la légende qui le fonde. Narcisse se penche au-dessus de l’eau, captivé par sa beauté, fasciné par cette image. Lorsqu’il se penche pour la caresser, il tombe à l’eau et se noie. Le sens de ce mythe n’est pas de dénoncer l’amour de soi, au contraire, mais le danger de se rapporter au monde comme si le réel ne pouvait être appréhendé qu’à travers l’illusion des apparences.

Ce nouveau stade de l’individualisme révèle l’intime de l’individu en plein bouleversement et ses nouvelles relations à son corps, son apparence, sa conception du charme, ses rapports avec autrui, le monde et le temps. Le narcisme transforme tout sur son passage : hommes et femmes ont porté à un point culminant le règne du corps et de la beauté.

L’homme, plus particulièrement, a décidé de se laisser charmer et de charmer ; à la lumière de tous ces espaces d’esthétique qui voient le jour : prendre soin de soi, se jouer de l’âge et des rides, s’occuper de sa santé. Il ne s’agit pas d’une " féminisation " progressive de l’identité masculine comme le prétend E. Badinter, mais de l’avènement d’un nouvel imaginaire du corps .

Face à cet élan de liberté, l’être humain invente, crée sa vie, à la manière d’un artiste. La société contemporaine aspire à une vie débarrassée des contraintes imposées par la tradition.

La fin de " l’homme d’acier "

Les " terminators " et les autres " rambos " ne font plus recette. On voit désormais des visages et des corps plus humains, des hommes fragiles et sensibles à l’image d’acteurs comme Brad Pitt, Ben Affleck, Jhonny Depp, Keanu Reeves, Vincent Pérez, Matthieu Kassowitz et Stanislas Merhar.

L’ " homme d’acier "est trop parfait pour être humain. Comme le souligne Serge Tisseron, l’homme ne peut être à la fois un robot invulnérable et un être humain avec ses états d’âmes et sa fragilité. " Dire cela, c’est tourner le dos à deux siècles de mythologie masculine qui les a confondus ". La société patriarcale a nié la possibilité à l’homme d’exprimer sa sensibilité.

La " différence des sexes " aurait-elle disparu ? Non, elle s’est détachée des rôles sociaux traditionnels à remplir pour investir d’autres territoires plus intimes, plus subjectifs, et surtout pour devenir une source de questionnements et d’échanges.

Alors, " pour se libérer définitivement du mythe de la complémentarité entre hommes et femmes et de tous les stéréotypes dans lesquels il a piégé les comportements depuis deux siècles, il convient de reconnaître la bisexualité psychique de chacun et d’accepter la rivalité entre les sexes. Pour les hommes comme pour les femmes, la période contemporaine est caractérisée par l’absence de mode d’emploi, qu’il soit professionnel, familial ou social. L’homosexualité n’est plus considérée comme une perversion, toutes les sexualités sont admises et forment des combinaisons inédites ".

Dans la société postmoderne occidentale, le consommateur recherche des produits répondant à ses besoins de façon individualisée et personnalisée. Il peut adopter ou non une marque en fonction de sa capacité à l’associer – réellement ou de façon imaginaire – et à dialoguer avec elle.

Ainsi, l’émergence de pratiques de consommation de plus en plus individuelles (ou par petites " tribus " homogènes) introduit la notion de " société de consommacteurs " par opposition à une " société de consommation ".

La société de consommation se caractérise par des idéaux collectifs, un choix large mais limité et un attachement aux marques. L’époque sacre également l’importance du paraître et du lien social. Au contraire, la société des consommacteurs se gargarise d’une offre surabondante qui dépasse largement la demande. L’hyper information, turbulente et chaotique, s’achemine vers des réseaux personnalisés ou micro tribaux.

Si nous mettons en avant les principales tendances du changement, nous les résumons autour des thèmes suivants :

Ces deux derniers phénomènes étant pour notre part les plus captivants. Le vieillissement de la population détermine les futurs modes de consommation et expose la société occidentale comme une civilisation vieillissante. Les anciens pays du monde libre, telle Rome naguère, seront bien vite essoufflés, face à des cultures orientales, anciennes en nombres d’années, mais jeunes par leur population et leur manière d’exister…

1.2 La civilisation de l’incertitude

Les années 2000 consacrent les théories de l’incertitude et du chaos, tant au point de vue sociétal que de l’analyse mercatique :

D’une part, la disparition des idéologies et des valeurs traditionnelles s’accompagne d’effets multi culturels : langue anglaise comme vecteurs de communication universel, immigration, civilisations pluri ethniques.

D’autre part, la croyance dans un progrès continu s’effrite (terrorisme, guerre, sida, inégalité, pauvretés …). Un monde à deux vitesses émerge : il n’est plus seulement fondé sur une opposition entre pays pauvres et pays riches, mais plutôt entre ceux qui possèdent un haut niveau de qualification, qui accèdent à l’hyper information et aux emplois valorisants et surs, et les autres …

Face à ces incertitudes, le consommateur change.

Ses comportements sont rendus imprévisibles par une multitude de conditions initiales complexes d’interprétations (Saucet, 2003). Il cherche l’éthique, le sens et l’émotion. L’émergence du religieux, la recherche de la protection de l’environnement, la pression des consommateurs vers les entreprises pour la mise en place de conditions de travail qui soient dignes et respectueuses de l’humain (Nike), la prise de conscience de la responsabilité des pays riches vers les pays pauvres…

1.3 La chasse au " temps "

La durée du travail diminue et le consommateur gère son temps libre en arbitrant entre différentes opportunités d’épanouissement personnel (Lucas…). Ainsi le temps passé en contrainte domestique (entretien de la maison, achats…) diminue inéluctablement au profit d’une vie plus " vraie " et plus personnelle.

La recherche du plaisir et de la vitalité. En sont témoins les soins pour rester jeune et en bonne santé. Domination de l’esthétique et de la beauté (anti-âge, anti-stress, vitamines…). Recherche de la fête et de la convivialité (Halloween, parcs de loisirs, retour à la nature). Produits chargés d’histoire (antiquités…) et d’émotions (produits de tradition régionale, retour des jouets en bois au lieu du plastique…)

Le choix est très large. Le consommateur n’hésite pas à " zapper " d’un produit à l’autre, d’une marque à l’autre. Il n’est ainsi plus possible de parler de stabilité ou de " fidélité " du consommacteur et les marques qui s’acharnent dans ce sens font désormais fausse route. La relation du cosommacteur avec ses marques d’élection est à inventer (Tomasella, 2003).

Face à ce chaos d’offres, ces modifications continues et éternellement entretenues, le consommateur est perdu. Il est la cible privilégié des entreprises innovantes qui lui offre une valeur repère : la marque.

Celle-ci ne s’analyse plus comme au XXème siècle, mais comme une mythologie, un ensemble de mythes en perpétuelle évolution, que l’entreprise doit sans cesse dynamiser et entretenir à l’aide d’innovations (Tomasella, 2002). Si l’innovation apparaît comme un accident commercial dans les entreprises du 19ème siècle, elle est une routine pour l’organisation de l’an 2000. Inventer ne suffit plus, il est nécessaire de créer de nouvelles manières d’innover.

 

2 – Un marketing ajusté

Afin de survivre et se développer, les entreprises améliorent leurs relations avec leurs clients en imaginant de nouveaux moyens pour répondre à leurs attentes. Recruter de nouveaux clients devient plus difficile et plus coûteux. L’entreprise cherche à augmenter la " part de client " et non plus exclusivement la " part de marché ".

Comme, par ailleurs, l’avantage concurrentiel que constitue une innovation ou un brevet tend à disparaître de plus en plus vite, la seule solution pour garder l’avantage est d’apprendre plus vite que ses concurrents et surtout d’évoluer plus vite et plus finement qu’eux, par exemple en percevant les signaux faibles des évolutions tribales, régionales et sociales (à travers l’art et la culture).

2.1 Le marketing personnalisé et rapide

L’entreprise essaye de mieux connaître ses clients grâce aux bases de données comportementales. Après l’avoir identifié, l’entreprise dialogue avec le client. Elle cherche à connaître ses besoins, ses goûts, ses spécificités et ses critères de préférence. Ce contact est plus efficace lorsque le client est traité de façon spécifique.

Les critères de choix ont également évolué du fameux " rapport " prix/qualité vers un équilibre "prix / qualité / temps", ou mieux, une valorisation flottante de la relation à la marque à travers le temps. Respecter un délai ou livrer très rapidement est perçu par le consommateur comme un élément déterminant de qualité et de professionnalisme : L’Oréal livre ses clients industriels (coiffeurs et grossistes ) en 48 heures.

Les entreprises qui maîtrisent la variable " temps " voient leur productivité et leur part de marché augmenter. Les outils organisationnels liés à la maîtrise de la chaîne logistique apparaissent comme déterminants dans le respect ou le raccourcissement des délais.

2.2 Consommer la marque

L’offre chaotique de marques désoriente le consommacteur et le rend versatile. Une promotion, une nouvelle publicité le rendent inconstant envers sa marque traditionnelle (le shampooing densifieur pour homme de l’Oréal a touché la population mâle des 50/60 ans, voir notre étude de marché). Jaques Séguéla vantait déjà la personnalité de sa star stratégie, plus personnelle que son original Procter & Gambelien, la copy stratégie. Aujourd’hui, la prise en compte de la marque nuage est nécessaire.

Face à cette marque nuage, voire cette marque chaos, la réponse des entreprises est une marque mythique ou mythophore, en hyperliens interactifs (rhizome) avec les valeurs et les repérages socioculturels d’une société (Tomasella, 2002 et 2003).

 

2.3 L’univers de consommation

Il s’agit, par exemple, de l’univers " salle de bains ", " grignotage ", " voiture ", dans la mesure où les consommateurs perçoivent ces produits en proximité. Par exemple, l’univers " bébé " peut regrouper des produits aussi différents que petits pots, couches, parapharmacie, biberons, stérilisateurs, jouets, vêtements… Cette approche a été développée principalement par les distributeurs (GSS, puis GMS).

La réorganisation des linéaires par " catégories " (ou univers)  s’organise avec les fabricants.

De plus, la présence d’un espace ou d’un univers sensoriel permet aux entreprises d’exprimer une offre plus sensuelle et à visage humain.

Par ailleurs, cet univers sensoriel, est d’autant plus vendeur qu’il décore le point de vente : nous parlons alors d’espace sensoriel. L’atmosphère décrite par Kotler en 1973, diffère de l’univers sensoriel : ce dernier regroupe le positionnement sensoriel (manière dont la marque est perçue par le consommateur (Saucet, Tomasella, 2004) et l’espace sensoriel du point de vente.

2.4 Le marketing croisé

Les différentes notions que nous avons analysés dans cette partie peuvent interagir : nos enquêtes réalisés en marketing cosmétique industriel (LCA, 2004) démontrent l’intérêt des distributeurs à choisir eux-mêmes les spécificités de leur ligne personnalisée de produits. Cet éventail mis à la disposition des grossistes et groupements, obéissent aux critères des bases de données. De plus, le sous-traitant propose à son commanditaire une large palette sensorielle de couleurs, parfums, noms de marque, composants, environnements sonores, etc.

 

Vérifiant les lois d’Engel, les consommacteurs à la fois pressés et paresseux d’aujourd’hui réduisent leurs budget alimentation pour affecter une part conséquente de leur revenu dans les loisirs, la beauté et les voyages.

La transformation radicale de l’appareil de distribution, la réduction de la fréquence des achats, le développement des " hard discounts " et les marques de distributeurs ont obligé les entreprises à provoquer le consommateur en le rendant acteur du marché : la mercatique utilisée est personnalisée et sensorielle.

Ces deux évolutions majeures de l’offre et de la demande s’accompagnent d’un avatar inhérent des pays de la vieille Europe : la modification de la pyramide des âges de la population dessine la fin du cycle de vie du baby boom. Les seniors offrent aux services mercatiques un segment de marché intéressant par leur nombre, leur argent (fin du principal crédit immobilier, départ des enfants, héritage) leurs disponibilités, et leurs temps libres.

 

 

Marcel Saucet et Saverio Tomasella

© CEM, décembre 2004